mercredi 16 novembre 2011

Le coeur flingué

©Chloé Bingen
Aujourd'hui j'ai fermé les yeux sur un enfant. Pas le mien. Un de mes "dossiers" comme on les appelle. Un dossier parmi des milliers, une petite fille parmi beaucoup d'autres. J'ai fermé les yeux parce que je n'ai pas pu aller plus loin. Il n'y a pas de croustillant à lire ici (si tu cherches des faits divers spectaculaires lecteur, il y a toujours RTL ou 7 sur7). C'est juste une triste histoire, d'une maman sans papiers et de sa petite fille dont elle est séparée. Une petite fille qui souffre parce qu'il a fallut la protéger et qu'il n'y avait pas de place pour sa maman. Parce que cette petite fille elle a un toit mais pas sa mère. Il y en a beaucoup de ces enfants arrachés à leurs parents faute de solutions pour tous. C'est une histoire banale celle des familles éclatées. Je n'ai pas pu aller plus loin et je me fiche des raisons bonnes et mauvaises. Tout ce que j'ai entendu c'est qu'une nuit de plus cette enfant serait séparée de sa mère et qu'elle a mal. Qu'au nom de l'aide matérielle que je lui apporte, je la prive de l'affection qu'elle réclame à corps et à cris. Qu'elle serait sans doute bien plus sereine dans les bras de sa mère mais que ces bras ne la protégeront pas du froid quand elles seront sous un pont la nuit. Il n'y a pas de solution idéale. Ni pour elles, ni pour moi.
J'en ai des masses des histoires d'enfants a raconter. Des histoires les plus moches aux plus pathétiques, parfois comiques. Au boulot je mets mon costume et j'installe (j'aimerais dire le plus naturellement du monde) cette distance qui fait de moi la professionnelle que je suis. Et puis parfois il y a une histoire qui vous tombe sur le coin de la gueule sans crier gare. On est humain après tout. Je pourrais me lancer dans une litanie sans fin contre les politiques qui ont toujours d'autres priorités, contre les politiques toujours plus répressives et toujours plus cruelles, contre l'aveuglement de la société qui est toujours derrière le mauvais méchant et l'écroulement de cette même société dans laquelle certains paient un prix très lourd. Sur la saturation du système. Je pourrais me dire et redire qu'on ne peut sauver tout le monde, qu'il y en a des milliers qui souffrent et dont j'ignore tout, que cette histoire n'est pas si grave et que je ne suis pas responsable. Je pourrais oui, mais demain alors. Ce soir je me sens abattue, le coeur flingué par cette enfant. Ni guimauve ni sentimentalisme ni apitoiement. Cette petite fille a l'âge de la mienne et la juste distance m'a fait défaut. Aujourd'hui je suis rentrée chez moi retrouver un homme qui m'aime et qui m'accompagne même quand j'ai le coeur flingué. Je suis rentrée chez moi pour retrouver ma fille que j'ai mise au lit après l'avoir serrée tout contre moi et lui avoir dit combien elle était merveilleuse. Je suis rentrée chez moi me faire couler un bain chaud pour oublier la misère qui m'entoure. Je ne dors pas dans la rue, je ne suis pas séparée de ceux que j'aime, j'ai des amis sur les épaules de qui je peux pleurer sur le malheur des autres. Note à moi-même: tu as de la chance, ne l'oublies pas.

3 commentaires:

  1. La vérité est tellement dure à voir...

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  2. Ton récit ne me laisse pas de marbre et m'amène à penser que parfois notre esprit s'éloigne furtivement des exigences du professionnalisme pour faire la part belle à un peu d'humanisme dans nos interventions...Et tu sais quoi? Cette pensée me réjouit.

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  3. wow, that was intense. someone said to me "once you are a mother, you are always a mother". and i find it very true. x

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