jeudi 14 novembre 2013

Ces gens là / Bonjour misère

Quand il arrive à mes parents de parler de mon travail, il arrive souvent qu'on leur dise: "quel travail difficile, quel courage!". Alors j'ai envie de répondre : "merci" (c'est mon métier, je suis payée pour). Quand il arrive à mes parents de parler de mon travail, il arrive souvent qu'on leur dise: "rien ne l'oblige à porter la misère du monde". Alors j'ai envie de répondre: "non, c'est vrai mais il faut bien que quelqu'un le fasse" (c'est mon métier, je suis - mal - payée pour). Et puis j'ajouterais bien que je ne le ferai pas toute ma vie non plus. Il ne faut pas se mentir, le social ça use.  

C'est vrai quoi, la misère du monde "c'est moche" comme dirait mon aînée. La misère a ça de certain, elle ne va pas en s'améliorant. Et la foi en l'être humain non plus. Si la misère a la noirceur d'un Ken Loach, elle n'en a pas sa poésie. Les gens pauvres, les gens malheureux, les gens maltraitants ne sont pas plus touchants que les autres. Ces gens là madame ils sont comme tout le monde, sauf qu'ils sont dans mon bureau. Ces gens là ne sentent pas bons, parfois même ils puent. Ces gens là ne comprennent rien à ce qu'on leur dit et n'en font qu'à leur tête, jusqu'au moment où il faudra briser leur coeur pour les aider. Ces gens là ne vous écoutent pas, ils savent. Ces gens là ont des tas de maladies et parfois c'est vraiment pénible de leur serrer la main. Ces gens là sont parfois bêtes, parfois tragiques et parfois pathétiques. C'est parfois difficile de démêler la misère sociale de la misère intellectuelle. Parfois ce n'est pas possible et c'est évident de pourquoi. 

Je ne suis pas indifférente, je me protège.

Quand les gens (les autres, dit fonctionnels) se demandent comment on peut faire ce métier, ce qui me vient à l'esprit c'est que je ne sais pas. Je me poserais plutôt la question de savoir comment font tant de gens pour tourner le dos à la misère et s'endormir paisiblement. Ce qui est sûr c'est qu'un travailleur social ça ne manque pas d'humour ni de second degré. Ça ne manque pas de recul non plus.

L'horreur (qui fait frissonner les bonnes gens) n'est pas toujours là où l'on imagine et sa gradation est surprenante. Se taire quand on a envie de hurler, avoir envie de partir en courant avec les bébés, de sauver les familles du système qui s'apprête à les broyer (et savoir que nous en sommes les premiers rouages), douter, être lassé par les situations qui se répètent, les familles qui se déchirent, les enfants placés, en faire trop ou pas assez et cette mauvaise foi crasse (est-ce vraiment ça?). Mentir, toujours mentir parce que les solutions existent mais qu'elles ne sont pas à disposition. Et puis parce que travailler avec l'être humain rend ce travail incertain du début à la fin. Ça s'appelle l'insécurité. Et à tout moment on peut être poursuivi pour ne pas avoir fait ce qu'il faut. Oui mais, on ne peut pas imposer aux gens de faire ce que l'on veut. Ça s'appelle le paradoxe de la collaboration. 

Alors non, je ne suis pas obligée de le faire ce métier. Et au-delà des considérations matérielles - gagner ha! sa vie - il faut bien que quelqu'un se préoccupe de ces gens là. Je peux arrêter demain et ils seront toujours là. Je peux continuer encore longtemps et il y aura tous ceux que je ne connaîtrai pas et que je n'aiderai pas. Je ne sauverai pas le monde mais est-ce pour ça que je ne dois pas y contribuer? Là maintenant, il y a ceux avec qui je travaille et si une de mes actions peut porter ses fruits alors je pourrai dormir un peu plus tranquille. Dans un monde égoïste. Moi.

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